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Les populations de Coléoptères
des bords du Rhône et leur rôle dans le peuplement
de la Camargue

par Louis BIGOT et Jean THEROND

L’intérêt de la Camargue repose sur la nature particulière de son milieu. Elle est formée par les alluvions du Rhône et soumise à l’influence du sol marin. Son degré de salure est plus ou moins fort, mais s’accentue vers le sud, c’est -à-dire en se rapprochant de la mer. La Camargue géographique (quelquefois appelée plus précisément Ile de la Camargue) est limitée par les deux bras du Rhône et la Mer ; mais, cette région ne peut être naturellement disjointe de la Petite Camargue, qui s’étend entre le Petit Rhône et Aigues·-Mortes, qui autrefois faisait aussi partie du delta. En fait, la zone halophile occupe une bande littorale partant de l’extrémité occidentale du Golfe de Fos à l’est jusqu’aux premiers contreforts pyrénéens bordant le Golfe du Lion. Cette bande atteint sa plus grande largeur dans notre delta.

Ce milieu, fortement influencé par le sel dans son substratum, dans sa végétation, dans sa faune, subit une grave perturbation du fait de la percée des Rhônes. En effet, avec l’eau douce et l’humidité constante, Le fleuve amène dans ce milieu halophile la possibilité d’une végétation dense d’arbres et de suffrutescents, ainsi qu’une faune qui lui seraient étrangères. Des crues périodiques out apporté les populations qui sont acclimatées ou en voie d’acclimatation ; elles assurent le rajeunissement de certaines autres grâce à de nouveaux apports et leur permettent de se maintenir plus ou moins longtemps. Ces crues font sentir leur action non seulement sur les bords même du fleuve, mais jusque sur le littoral marin, à une certaine distance des embouchures, où vont se déposer les matériaux charriés aussi bien par le Grand Rhône que par le Petit Rhône, repris par les courants du golfe et rejetés sur le rivage.

Pour le présent, nous laissons de côté ce qui a trait aux Coléoptères halophiles. La transformation de la Camargue sous l’influence de jour· en jour grandissante de la riziculture fait évoluer les populations halophiles. Il est impossible de porter un jugement assuré sur l’avenir de ces populations en perpétuel bouleversement. Au contraire, la faune des Coléoptères liés à la ripisilve se révèle particulièrement stable, étant donné la fixité de son biotope. Elle est loin, évidemment, d’avoir la spécialisation de la faune halophile. Les éléments qui la composent sont en général des banalités de la faune française. Mais, c’est justement ce caractère banal, dans le milieu si spécial de la Camargue, qui attire l’attention et provoque assez d’intérêt pour mériter qu’on l’examine de près.

1) LE MILIEU

Dans toute la région méditerranéenne la présence de l’eau douce se traduit par l’apparition d’une formation végétale forestière, le Populetum albae ou association à Populus alba L.
Ce Populetum s’étend en galerie dans les ségonaux, le long des bras du Rhône, sur une épaisseur variable.
Par exemple : Au niveau du Sambuc, le ségonal du Grand Rhône présente la coupe suivante, à partir du fleuve :
1) – une zone à Populus et à Salix
a) – une zone bordière, sans strate herbacée, souvent recouverte de nombreux et abondants dépôts de branchages et de détritus divers apportés par le fleuve.
b) – une zone à sous-bois, dense, constituée essentiellement de Rubus.
2) – Une zone de lisière où la strate arbustive est dense: avec Salix, Amorpha fructicosa, Cornus sanguinea, etc, et la strate herbacée bien développée avec Calamagrostis, Rapistrum rugosum, Humulus lupulus etc.
3) la zone des cultures
4) la digue du Rhône

Evidemment, une telle série n’est pas continue tout le long du fleuve. Les cultures, ou la proximité de la digue, ne laissent souvent la place qu’à un mince liseré d’Amorpha fruticosa Le ségonal du petit Rhône est plus réduit, constitué soit d’un peuplement de peupliers, soit d’un peuplement à peu près pur d’Amorpha. D’à partir du Bac du Sauvage jusqu ‘à le Mer, il n’y a plus que des Tamarix.
La digue du Petit Rhône, par ses pentes ensoleillées et peu boisées où poussent fenouil, panicaut, ombellifères diverses,, chardons, scabieuses, etc, crée un biotope xérique rappelant la sécheresse de la garrigue.

2) – LA FAUNE

Les Coléoptères que nous avons recueillis dans ce biotope peuvent être séparés tout naturellement en deux groupes : d’une part, les éléments cosmopolites, dispersés à travers toute la Camargue, d’autre part les espèces ripicoles, cantonnées plus ou moins étroitement aux abords des Rhônes, plus sensibles à l’influence du sel.
A) – Eléments se trouvant aussi bien sur les plages et dans les endroits ombragés du Rhône qu’à l’intérieur du delta :
Ces coléoptères n’ont pas de spécialité et se rencontrent aussi bien dans la sansouire qu’au bord des eaux. Encore pouvons-nous distinguer deux groupes.

Dans un premier groupe se rangent les terricoles à vaste amplitude écologique :
Cicindela germanica L. dans les fossés d’arrosage humides, mais quelquefois dans les terrains salés à Salicornes, mêlé à C. paludosa Duf.w
Cicindela flexuosa F. nettement sabulicole, se trouve partout où le sable forme des arènes,
Carabus clathratus arelatensis Lap. qui affectionne surtout tes grands marécages à Arundo, mais qui, en saison sèche, se promène au hasard dans toute la Camargue non salée.
Nebria brevicollis F. très rare dans la sansouire. On a cependant des chances de le rencontrer dans les touffes de Statice de la pelouse à Saladelle, qui constitue le stade terminal, le moins halophile, de la sansouire,
Scarites terricola Bon. dont la patrie semble être le bord des étangs littoraux de nature argileuse. Des trois espèces de Scarites camarguaises, c’est celle qui remonte le plus vers l’intérieur des terres, quittant la région des eaux saumâtres pour l’eau douce.
Dyschirius chalybaeus Putz. qui fréquente tous les terrains, sauf le sable pur,
Eotachys bistriatus Duft., E. fulvicollis Dej.,
Notaphus varius Ol. Contrairement à ce qui se présente la plupart du temps, c’est ici un paludicole qui quitte le marais pour devenir un ripicole d’eau douce.
Emphanes minimus F., E. rivularis Dej., Et normannus meridionalis Ganglb.,
Trepanes octomaculatus Goeze,
Philochtus iricolor Bed, qui fréquente aussi bien les bords du Rhône (eau douce) que les fonds humides des fossés d’arrosage et les bords des canaux d’irrigation,
Calathus mollis Marsh.,
Anisodactyles binotatus F., A. virens Dej. Le second est beaucoup plus répandu dans les terrains salés, mais n’est pas strictement halophile. Il hiverne surtout au pied des Tamarix. Au printemps, on le trouve dans les détritus des têtes de marais, puis dans les marais, suivant les eaux qui se retirent (comme Carabus clathratus). En été, il cherche la fraicheur sous les plantes halophiles, sous les bouses de taureaux et même au bord du Rhône. Très bon voilier, il se déplace avec facilité.

Chlaenius spoliatus Rossi, Ch. festivus F. Celui-ci est encore un apport du littoral à la faune des ségonaux.
Agostenus tristis Schall. C’est un fait qu’il se trouve plus abondant près des eaux douces et saumâtres que des eaux salées, mais il n’est pas exclusif,
Panagaeus crux-major L.,
Dromius linearis Ol.,
Philorrhizus melanocephalus Dej., P. notatus Steph.,
Microlestes corticalis Duf. Encore une espèce littorale qui remonte assez haut à l’intérieur des terres et le long du Rhône.
Zuphium olens Rossi, rare, mais de tous les terrains, sauf des plages salées. On peut dire de lui qu’il est partout et nulle part,
Trogophloeus bilineatus Steph., T. obesus Kiesw., T. anthracinus Muls., le troisième nettement plus méditerranéen que les deux autres.
Bledius spectabilis Kr., B. verres Er. Le premier est encore une espèce littorale, paludicole, qui accepte volontiers le milieu de l’eau douce, à cours très lent ; le second, des bords du Rhône avec plusieurs stations au bord des eaux saumâtres et salées. Quoi qu’on en dise, nous n’avons jamais observé d’association, ni de rapports spéciaux entre Bledius, Dyschirius et Heterocerus.
Stenus ater Mannh., S. crassus Steph.,
Paederus riparius L., P. littoralis Grav.,
Medon nigritulus Er.,
Gabrius dimitipennis Er., G. salinus Kiesw., G. nigritulus Grav., les deux premiers surtout des marécages, le dernier des bords du Rhône, mis se trouvant souvent mêlés en période sèche.
Heterothops dissimilis Grav.,
etc…, etc…

Ces espèces se rencontrent dans les biotopes salés, par exemple, les fentes de retrait qui émaillent les baisses en été, aussi bien que sur la vase et sous les détritus divers des bords du Rhône.

Les phytophages et les floricoles forment un deuxième groupe, moins représentatif que le précédent, dont les élément en dehors de la ripisilve, ne sont pas rares dans les pelouses à Statice et dans les faciès nitrophiles de la sansouire. Ils démontrent un plus grand attachement à la plante hôte qu’au. terrain qui la porte. Les Tamarix hébergent les mêmes coléoptères, quels que soient les terrains, du littoral jusqu’ au Pont du Gard. Les Rubus n’abondent pas à l’intérieur du delta ; on les rencontre le plus souvent dans les parties échappant à l’influence halophile, le long des roubines, par exemple où ils constituent une sous-strate de la forêt d’ormeaux. L’Amorpha est en voie d’extension, mais n ‘attire aucun coléoptère. Les Scabieuses et les Scolymes portent les mêmes Zonabris sur la digne, sur les talus et en bordure du Vaccarès. Le fenouil n’existe que sur la digue du Rhône et sur les talus des routes, quand ils sont assez élevés pour lui permettre de pousser. Au moment où ses graines commencent à ·murir, il porte Ophonus incisus Dej. et Chrysomela peregrina Schaeff. Aussi bien sur la digue que dans les cultures et dans les marais, les végétaux (Graminées,. Saules, Eryngium, Polypores, etc) abritent la cohorte des Coléoptères qui leur est propre (Anisoplia, Chalcoides, Longicornes, Bruchides, Apion, Ceuthorrhynchus, Baris, Cisides, etc).
Ces insectes se sont répandus, comme les plantes, des bords du Rhône dans la sansouire, envahissant même les abords des salines.

B)- Eléments ne quittant pas les bords du Rhône

Cette faunule coléoptérplogique est intéressante par ses affinités eurosibériennes et par son étroite localisation :

Carabus auratus Honnorati Dej. Une seule station de cette espèce est bien connue en Camargue. Il s’agit d’une pelouse à Brochypodium phoenicoides R et S à ila lisère de la forêt riveraine, vers le mas de Giraud. Nous en avons recueillis aussi quelques exemplaires en compagnie des deux Carabes suivants, parmi les végétaux accumulés à la sortie des siphons, dans les porte-eaux (conduits cimentés menant les eaux du Rhône dans les rizières), près du Sambuc,
Carabus purpurascens F.,
Procrustes coriaceus L.,
Asaphidion flavipes L.,
Elaphrus aureus Mull., espèce peu commune, localisée dans certains endroits boisés le long du fleuve. L’Asaphidion, tout comme l’Elaphrus, ne montrent aucune disposition; à s’adapter à un milieu qui change leurs habitudes,
Omophron limbatum F., n’a jamais été pris précisément dans le delta, car il ne quitte pas les bords du Rhône, où il demeure rare et où il ne semble vivre que temporairement sans s’y reproduire. Cependant, il y a, au Grau-du -Roi, sur la rive droite, à deux kilomètres environ de l’agglomération, en bordure de la route qui mène au sanatorium, une dépression peu profonde, mais toujours remplie d’eau qui l’héberge généralement en même temps que plusieurs espèces de Dyschirius des terrains salés (numidicus Putz., cylindricus Dej., chalybaeus Putz., apicalis Putz.). Chose curieuse, cette colonie contient au moins 95% de la variété maculatipennis Pic, qui en cet endroit tend à former une race.
Clivina fossor L., uniquement au bord du Rhône et dans les détritus des crues,
Dyschirius nitidus Dej., D. lucidus Putz., qui ont, dans notre région, la même répartition qu’ O. limbatum.
Perileptus arcolatus Creutz. ne quitte ordinairement pas le ségonal. Un seul individu a été trouvé une fois dans les détritus de la plage, aux Saintes-Maries de la Mer,
Eotachys micros Fisch.,
Tachys haemorrohoidalis Dej.,
Emphanes latiplaga Chaud, E. azurescens D’Torre,
Bembidium quadrimaculatum L.,
Peryphus Genei Kust., P. decorus Panz., P. testaceus Dulft., P. ustulatus L., P. Andreae F. Ce dernier est exceptionnel en Camargue, en dehors de la ripisilve. Il existe cependant un e station, à l’embouchure de la Grande Vidange, sur la plage nord du Vaccarès, où il semble se maintenir. La Grande Vidange charrie l’eau du Rhône au Vaccarès.
Princidium punctulatum Drap.
Synechostictus cribrum Duv.,
Acupalpus meridianus L.,
Stenolophus discophorus Fisch.,
Poecilus striatopunctatus Duft, sur les bords vaseux,
Anchus ruficornis Goeze, A. obscurus Herbst. Ce dernier, réputé absent de la région méditerranéenne a été déjà signalé du confluent du Gardon et du Rhône.
Agonum assimile Payk., uniquement dans la saulaie ombragée et toujours accompagné d’un Silphide, Phosphuga atrata L. Ces deux espèces mentionnées comme absentes de la zone de l’olivier, sont en réalité très communes dans ces biotopes de la saulaie, aussi bien à Comps, au bord du Gardon, qu’en Camargue au bord du Rhône,
Anchomenus dorsalis Pontop.,
Chlaenius velutinus Duft.,
Stenus stigmula Er.,
Agostenus nitidulus tibialis Dej.,
Paederus rubrothoracicus Goeze,
Lathrobium multipunctatum Grav., Philonthus quisquiliarius Gyll.,
Synaptus filiformis F., dans les saulaies
Phaedon laevigatus Duft.,
Dorytomus longimanus Forst., filirostris Gyll.,
Otiorrhynchus lugdunensis Boh., évidemment apporté par le Rhône.

Ces espèces ne sont que des banalités de la faune française ; mais, dans le cadre camarguais, elles tranchent nettement et ne sauraient se rencontrer que dans un milieu privilégié, présentant des conditions de vie bien différentes de celles de la Camargue en général.
La Camargue est donc un vaste champ où se heurtent deux courants de peuplement. Le peuplement halophile représente les populations indigènes, anciennes, premières occupantes du domaine littoral. Le peuplement ripicole représente les populations des bords des Rhônes, amenées et entretenues par le fleuve. Ces deux courants sont en perpétuel échange, étant donné les fluctuations perpétues du milieu camarguais sous l’emprise de l’homme.

3) – CONCLUSION

Nous avons vu que Peryphus Andreae, ripicole d’eau douce, avait déjà colonisé un coin du nord du Vaccarès, n’hésitant pas à se mêler à des Pogonus halophiles. C’est le même cas pour l’Omophron limbatum qui se trouve au Grau-du-Roi.
Ces échanges sont facilités par les bouleversements du milieu sous l’effet de l’intensification de la riziculture. Les grands travaux en cours, pour amener l’eau du Rhône dans toute la Camargue, peuvent renouveler ce qu’a déjà fait depuis longtemps la Grande Vidange avec le Peryphus et nous pourrions assister ainsi à l’envahissement des quatre cinquièmes de la Camargue par la faune ripicole. Nous constatons déjà un début de ce phénomène, qui se manifeste nettement.
Les régions salées diminuant d’étendue, la faune qui les peuplait se trouve dans l’alternative, ou de se condenser dans le sud de la Camargue pour ne pas quitter sou milieu habituel, ou de s’adapter progressivement à des milieux moins salés. La solution dépendra sans aucun doute de la façon plus ou moins brusque avec laquelle s’opérera le changement. Déjà, une partie de la faune halophile a fiait sienne la première solution ·et on ne trouve plus Dyschirius numidicus et tensicollis, Pogonistes gracilis et testaceus Dej., Notaphus ephippium Marsh. sur· les. plages nord, est et ouest du Vaccarès, où, il y a dix ans ils étaient communs. Tachys scutellaris Steph, qui, par myriades fréquentait ces plages, s’y raréfie à vue d’œil. Mais, nous avons indiqué que d’autres espèces ont adopté la seconde solution. L’avenir nous dira quelle est celle des deux qui est susceptible de favoriser au maximum l’expansion de ces “restes” de population halophile.

A l’heure actuelle, tout se passe comme si
– l’invasion de la Camargue par la faune ripicole suivait le courant humain, dont le but est la dessalure,
– l’adaptation de la faune halophile à un milieu moins salé ; constituant un acte de conservation, un geste de défense à contre-courant de l’homme.

Bulletin de la Société d’Etude des Sciences Naturelle de Nimes (1960)