1899-108-texte

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Les dérivations souterraines des ruisseaux
en terrain calcaire
Par M. FÉLIX MAZAURIC

Tous ceux qui ont parcouru la garigue nîmoise savent combien triste est l’aspect de ces ravins desséchés que parviennent seules à transformer en ruisseaux les grandes inondations d’automne. Ce serait une erreur de croire cependant que l’eau des pluies s’écoule en totalité sous forme torrentielle ; une partie est immédiatement absorbée par·les fissures de la roche et circule intérieurement dans des canaux plus ou moins élargis. Parfois même, lorsque la nature du sol est très compacte et très fissurée, ou que les strates offrent une inclinaison considérable, ces petits ruisseaux parviennent à creuser d’immenses excavations qui ne le cèdent en rien à ce que nous connaissons de plus vaste au monde.
Hâtons-nous d’ajouter cependant qu’il serait téméraire d’attribuer partout au seul régime actuel un résultat aussi surprenant. Pour la plupart des cas, il faut remonter jusqu’à l’époque quaternaire, pendant laquelle le climat fut, à diverses reprises, exceptionnellement pluvieux. (1)
Parmi les dérivations souterraines des ruisseaux, nous distinguerons : 1° les dérivations latérales, qui se sont formées à gauche ou à droite du lit, suivant la pente générale des strates ; 2° les dérivations verticales, qui ont pris naissance sous le lit même, le long de fissures ou diaclases.
Nos observations nous ont démontré que les pertes sont presque toujours de dimensions très réduites, et le plus souvent aussi impraticables. Les sables, graviers ou cailloutis en obstruent les ouvertures, ce qui les rend encore plus difficiles à reconnaitre en l’absence de l’eau.
Les réapparitions sont généralement plus apparentes, et cela ne nous surprendra guère, si nous songeons que c’est précisément de ce côté que s’est porté tout l’effort de pression des eaux souterraines. Il y a cependant de nombreuses exceptions à cette règle, principalement lorsque ces réapparitions s’effectuent par des fissures multiples formant un delta de sources.
Lorsque le ruisseau rencontre une importante vallée, il


(1) Toutes nos recherches spéléologiques sont venues confirmer d’une manière presque absolue l’opinion généralement accréditée parmi les géologues de l’existence de plusieurs phases pluvieuses pendant l’époque quaternaire,

arrive maintes fois que son lit desséché reste suspendu à une certaine hauteur, formant une sorte de cascade. On peut alors aisément mesurer le chemin parcouru par le creusement de la rivière depuis l’époque où le ruisseau s’est desséché (généralement époque quaternaire) . Cette observation, que j’ai mise à profit pour la détermination des différentes phases du Gardon inférieur, me parait de nature à rendre de réels services aux géologues.
Dans ce dernier cas, l’eau réapparait soit à un niveau quelconque de la paroi rocheuse, soit à celui d la rivière, formant des sources latérales ou de fond . Observation curieuse, si le ruisseau souterrain est d’une certaine importance, il suit la rivière dans son abaissement de niveau et l’on voit alors, au confluent, plusieurs ouvertures superposées qui sont d’anciennes réapparitions et qui marquent les différentes étapes du creusement de la vallée.
Il peut arriver enfin que des couches argileuses ou plus imperméables viennent recouper le lit du ruisseau. Celui-ci reparait à l’air libre et se remet à couler jusqu’à ce qu’il rencontre de nouvelles couches compactes et fissurées.
Ayant déjà eu l’occasion de signaler, ici ou ailleurs, de nombreux ruisseaux souterrains, je me contenterai aujourd’hui de citer trois exemples typiques qu’il m’a été possible d’étudier tout dernièrement.
La Grotte de Trabuc, à Mialet (Gard), est une des plus curieuses de notre région. Elle est due à l’absorption d’un petit ruisseau (1), à travers les joints de stratification et les fissures de la roche. Son développement total dépasse ·2.200 mètres (2) et elle contient des salles prodigieuses ; celle du Chaos n’a pas moins de 100 mètres de longueur sur 60 de large et 30 à 40 de haut ! Les pertes sont invisibles et l’unique entrée – ancienne réapparition – est tellement resserrée entre deux strates, que c’est merveille d’avoir jamais pu découvrir ces immenses cavités. J ‘ai pu y reconnaître aisément trois étages de galeries, parallèles et superposés dans le sens des strates. Les deux plus anciens sont quaternaires ; l’étage actuel est envahi par les eaux et formé d’une suite de siphons renvers6s que j’ai pu atteindre plusieurs .fois, mais que je n’ai pu suivre nulle part. Ces eaux vont sourdre au bord même du Gardon, sous les cailloux roulés, par des fissures invisibles.

(1) Le Rieussec (Riou, rivière, cours d’eau).
(2) V. Mémoires de la Soc. de Spéléologie, Explorations souterraines en 1898, par F. Mazauric.

Cette grotte est un merveilleux exemple de la combinaison des joints de stratification avec les diaclases et j’aurai l’occasion d’en reparler lorsque je traiterai de l’action mécanique des eaux souterraines.
La Grotte de Valaurie est voisine de celle de Trabuc, mais beaucoup moins importante (environ 350 m.) On y trouve encore deux principaux étages superposés de galeries. Le premier, situé sur la rive gauche formait une dérivation latérale de l’époque quaternaire, à une quinzaine de mètres du niveau actuel. Il contient d’importants amas d’argile rouge, sans ossements fossiles. Le second étage – étage actuel – est à peu près inaccessible et constitue une dérivation verticale, sous le lit même du ruisseau. Pour passer d’un système à l’autre, les eaux creusèrent un puits formé de plusieurs cascades successives.
Cette grotte peut donc être considérée comme mixte et elle va nous servir de transition pour parler de la Grotte de Saint­ Firmin, dérivation verticale du ruisseau de Canaguières, à Trèves. Ce dernier prend sa source sur les pentes granitiques et schisteuses du Souquet, puis vient se jeter dans le superbe cañon du Trévezel, au bord d’une falaise dolomitique taillée à pic. Le lit du ruisseau domine de près de 300 mètres le fond de la vallée. A l’époque des pluies, l’eau se précipite du sommet de cette muraille rocheuse formant une cascade très pittoresque. Mais en temps ordinaire, le ruisseau est absorbé en totalité par les fissures de son lit et vient sourdre au bas de la falaise par u ne grande ouverture de grotte. Jadis encore il y faisait tourner les roues d’un moulin, et la grotte, protégée par une série de murs extérieurs servit de château-fort et de refuge aux habitants de Trèves pendant les époques troublées du moyen-âge (1).
A gauche, un immense abri sous roche montre de nombreux placages de cailloux roulés siliceux, signe irrécusable de l’ancien passage du ruisseau souterrain . Il faut en conclure que celui-ci s’avançait beaucoup plus autrefois vers le lit du Trévezel et qu’il recule avec les éboulements de la falaise. Encore quelques dizaines de mètres, et il n’existera plus aucune trace de ces excavations qui cependant, on ne saurait le nier, ont joué un rôle considérable dans le creusement du grand cañon calcaire !

(1) V. dans le journal l’Echo des Cévennes (9 et 16 octobre 1898) le résultat des recherches de notre ami M. Reboul, receveur de l’enregistrement. – V. aussi notre Mémoire précité.