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MIETTES DE BOTANIQUE
Acclimatation d’une Orchidée dans le Gard
Par M. A. LOMBARD-DUMAS.

Séance du 2 avril 1897

L’Orchis Robertiana Lois. (Aceras longibracteata Rchb.) est une fort jolie plante méridionale du littoral niçois. Très rare dans notre département, elle y fut signalée pour la première fois en 1888, par M. Magnen, aumônier de l’Hôpital général à Nîmes, dans les bois néocomiens des environs du Pont-du-Gard ; de Pouzolz ne l’y avait pas vue, peut-être parce qu’elle n’y était point encore. Nos voisins de l’Hérault aussi ne la connaissent que d’une seule localité de ce département. Je l’y ai recueillie avec eux, durant une herborisation que dirigeait le regretté professeur E. Planchon aux environs de Mireval, sur le terrain jurassique des pentes de la Gardiole, au milieu des bois de chênes-verts. C’était en 1874.

Frappé des couleurs lilas tendre ·et du port élégant de cette plante toute nouvelle pour moi, l’envie me prit de la transporter dans mon jardin, à Sommières, avec la conviction cependant qu’elle n’y survivrait pas. Je me trompais.

La transplantation de certaines orchidées est assez délicate et réussit rarement : j’en avais souvent fait l’expérience. Muni d’un large couteau d’herborisation, je détachai soigneusement tout autour d’un des plus beaux sujets en fleur une forte motte de terre et l’emportai dans ma boîte verte.

Dès le lendemain, je lui choisis la place qui me parut offrir le plus d’analogie avec sa station naturelle, sous le couvert d’un grand tilleul, dans un gazon spontané, à l’abri de toute culture. Une fois bien installée, et pour lui éviter toute mauvaise rencontre, je pris la précaution d’en entourer la base d’un cercle fait des premiers matériaux qui me tombèrent sous la main : un fragment de meule d’un de ces petits moulins gaulois en lave noire du volcan d’Agde et un demi-tour de la spirale d’une grande Ammonite. C’était très reconnaissable au milieu du gazon.

Ainsi désignée à l’attention par cet abri protecteur, la plante n’eut pas l’air de souffrir le moins du monde de son changement de milieu : elle continua de fleurir, accomplit son évolution, puis, desséchée, disparut durant quelques mois.

En octobre ou novembre suivant, elle reprit vie, étalant sur le sol deux larges feuilles radicales ; mais c’est tout ce qu’elle put faire. Je la croyais destinée à une disparition prochaine.

Cependant, l’année suivante, nouvelle apparition des feuilles inférieures, et pas de fleurs. Et il en fut ainsi pendant dix années consécutives! C’était désespérant. Enfin, à la onzième année de sa transplantation (1884), et toujours enfermée dans son même cercle de pierres aisément reconnaissables, la belle Orchis cessa de bouder : du centre de ses deux amples feuilles radicales, qu’elle n’avait cessé de développer régulièrement chaque année, surgit cette fois une hampe saine, vigoureuse, élancée, aussi vive et élégante que dans les bois de Mireval. Et depuis, pendant douze années de suite; jusques en 1896, j’ai eu le plaisir de la voir fleurir de même dès le premier printemps.

Mais ni l’an dernier (‘896), ni cette année, sans cause appréciable pour moi, la tige florale ne s’est point développée. Si mon Orchis Robertiana compte recommencer un nouveau cycle de stérilité aussi long que celui qui suivit sa translation, je crains bien de ne pas en voir la fin.

Quoi qu’il en soit, cette plante a vécu à Sommières depuis 1874 et y végète encore. En supposant qu’elle fut âgée tout au plus de trois ans quand je la ravis en fleur aux lieux qui l’avaient vue naître, elle serait aujourd’hui dans sa vingt-septième année. C’est un âge respectable. J’ignorais absolument cette longévité des Orchidées, que l’on dit un peu vagabondes.
Certains auteurs prétendent en effet que ce genre de plantes, pourvu de deux tubercules souterrains, se déplace chaque année d’un pas en avant : l’un des deux tubercules se dessèche après avoir alimenté de sa substance (salep du commerce) la partie aérienne en végétation, tandis qu’un autre se forme à côté pour remplir , deux ans après, la même fonction. La tige annuelle naissant d’un bourgeon situé entre les deux tubercules alternativement nourriciers, il parait vraisemblable que la nouvelle plante doive nécessairement se trouver déplacée de toute l’épaisseur du tubercule épuisé et disparu, – mais à la condition toutefois que le remplaçant de ce dernier viendra prendre naissance exactement du même côté que l’ancien : dans ce cas, en effet, le renouvellement se produisant chaque année dans le même sens, constituerait en définitive un mouvement de translation très apparente. Mais si, au lieu de se former toujours du même côté, le nouveau tubercule se produit tantôt d’un côté, tantôt de_l’autre, il y a balancement, équivalence, et la plante reste exactement et indéfiniment à la place où elle naquit.
Je ne crois donc pas, au moins pour l’Orchidée qui nous occupe, à ce prétendu déplacement : mon exemplaire de Sommières est constamment resté ferme au centre du petit cercle de Popilius dans lequel je l’avais enserré il y a 24 ans.

J ‘aurais bien désiré le voir se multiplier autour de sa station improvisée ; j’avais même un peu le droit d’y compter, puisque ses fleurs ont toujours suivi un développement normal, laissant après elles leurs ovaires en excellentes conditions : cette satisfaction m’a été longtemps refusée. Mais qu’elle n’a pas été ma surprise quand j’ai découvert, au mois de janvier dernier, dans un massif de lilas situé à 30 mètres plus haut sur le penchant de la colline ou se prolonge mon jardin, les premières feuilles vert foncé d’une orchidée m’apparaissant avec tous les caractères de l’Orchis Robertiana.

Et en effet, quelques jours après, j’ai pu nettement distinguer ses préparatifs de floraison et, enfin, dès les premiers jours de mars, je l’ai vue dresser une robuste hampe garnie d’un grand épi de fleurs, atteignant aujourd’hui quarante-deux centimètres de hauteur.

Ce nouveau pied est là certainement depuis plusieurs années, mais il avait échappé jusqu’ici à mon observation : je m’attendais si peu à le trouver si loin de la plante mère.

Mes arrière-neveux vous diront si le Catalogue de la Flore du Gard doit compter, de cette orchidée rarissime en Languedoc, une station de plus.

Sommières, 22 mars 1897.